La pensée du sociologue Jacques Ellul (1912-1994) renoue
avec le réel aujourd'hui par cette idée qu'il posait, en affirmant que la propagande est au service de la technique, laquelle
soumet l'homme. Ainsi l'homme est-il devenu le serviteur de ses propres moyens, et donc de ce
qu'il prétend "utiliser". Nos smartphones, pc portables, tablettes et autres, via leurs applications, nous accaparent, nous mobilisent au point de provoquer des addictions aux techniques de
communication et aux objets eux-mêmes. Paradoxalement, plus les espaces nous aspirent, plus ces outils nous sollicitent, et plus nous nous recroquevillons sur nous même, ne parlant même plus au voisin que l'on croise sur le palier, jusqu'à produire des phénomènes d'isolement volontaire, comme les hikikomoris au Japon s’enfermant avec leurs PC dans leur chambre, ou appartement, des mois durant. L'outil, le moyen, sont devenu un réel de substitution, voire même l'objectif : il faut être dans le "move", dans la circulation du flux des annonces, dans ce qui s'échange et circule. Il faut en être ! "As-tu vu la vidéo d'untel sur les chatons ? Géniale !"...
Ainsi, le système financier qui vit du développement technologique devient la
finalité du monde, phagocytant tout, toute valeur et toute activité
humaine. Dieu est techno ! ...et réciproquement. La technique est même devenue
"technologie", comme une science de la science, comme
une épistémologie, comme la science du réel. Nous assistons à une fétichisation de la technologie. Elle est "le grand tout".
Oui, le progrès technologique s'impose aujourd'hui comme "La" finalité incontournable, nécessaire, logique, et inéluctable. Le système abandonne le réel aux techniciens. La dictature du chiffre et du processus s'infiltre dans les organisations, les familles, les équipes, les têtes. La technologie a pris la place de dieu et le principe d'efficacité légitime tout, comme un principe de réalité.
Erreur ! Il y a bien là un véritable abus de publicité. Jacques Ellul aurait dit de
propagande. "L'état technicien est par essence totalitaire" écrivait-il. "Peu importe sa forme juridique et sa couverture idéologique". Nous arrivons à une apogée du système !
Si l'information dit le vrai (et
c'est là sa vocation), la propagande tend à convaincre du faux. Il faut en effet produire de
l'adhésion, du goût et de l'envie, mais aussi de l’appétit pour l'objet à faire passer, à vendre, à propager.
Le pire se produit alors quand l'information fusionne avec la propagande, quand, sous
la forme de l'information, elle oriente et canalise (voire cannibalise) les consciences. C'est
l'intention qui les distingue l'une de l'autre. Si l'information tend à libérer, renforcer,
autonomiser et prémunir la personne, la propagande, quant à elle, tend à la soumettre,
à l'assujettir, à la mettre en dépendance jusqu'à l'addiction.
"Plus on a de chaines, plus
on est sensible à leur manipulation" écrivait Jacques Ellul dans les
années cinquante. Lu aujourd'hui, nous ne pouvons nous empêcher de
penser aux chaines de télévision et de vidéos sur la toile.
« La propagande est
nécessaire pour le Pouvoir, mais aussi pour le citoyen. L'information dans une
société technicienne étant forcément complexe, pointilliste et catastrophiste, la propagande ordonne, rassure en simplifiant jusqu'au simplisme... Il s’établit donc une complicité
entre propagandiste et "propagandé"... Le diagnostic tient en deux propositions :
1) pas de démocratie sans information mais pas d'information sans propagande ;
2) pour survivre la démocratie est condamnée, elle aussi, à faire de la propagande.
1) pas de démocratie sans information mais pas d'information sans propagande ;
2) pour survivre la démocratie est condamnée, elle aussi, à faire de la propagande.
Or, par
nature, la propagande est la négation de la démocratie. L'objet de la
propagande (la démocratie) tend alors à s'assimiler à sa forme (la propagande,
par essence totalitaire), car l'instrument n'est pas neutre. « Il n’existe pas de
bonne ou de mauvaise propagande, au plan éthique, mais des propagandes
efficaces ou non, au plan technique », écrivait en 2005 Patrick
Troude-Chastenet à propos de la pensée de Jacques Ellul. Ici, la technologie prime sur l'éthique.
On comprend que toute information
descendante, toute démarche communicationnelle "top-down", sollicite ce phénomène-là et y participe. Ainsi, ce constat invite-il à une plus grande mesure, en l'espèce à privilégier la communication conversationnelle, horizontale et égalitaire : la conversation, comme l'évoquait Théodore Zeldin*. Tout ceci ne peut se produire que dans une
co-construction interactive où les protagonistes "transactent" de
leurs références, en montrant "d'où il pensent", comme le proposait Rodolphe
Ghiglione**. Nous retrouvons ici la posture libertaire, celle des "Nuits
debout", des Podemos et autres mouvements des coordinations
interpersonnelles (que je préfère à populaires, expression par trop condescendante). La communication officielle, qu'elle soit descendante et/ou de style propagandaire, les décrit comme anarchistes, sans
fondement ni contenu, etc... La campagne de dénigrement fonctionne "bien"...
Propagande ou information ? L'image et le sens me paraissent désormais claires.
Si nous assistons aujourd'hui,
depuis la modernité, à une dictature du progrès, et depuis la post-modernité, à
une dictature de la technologie et des produits, nous le devons à ce processus communicationnel
que Jacques Ellul nommait "propagande". C'est peut-être là qu'est le
nœud du processus totalitaire, dans cette insidieuse démarche de reconstruction
de la vision du réel. Mais c'est aussi là son tendon d’Achille. C'est parce que
nous savons ce processus que nous pouvons le déconstruire, nous en prémunir et
développer les antidotes : une entente collective non-agressive, humaniste et imaginative. Elle reste à mettre en œuvre.
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 27 septembre 2016
* Théodore ZELDING, De la conversation, Fayard, 1999
** Rodolphe GHIGLIONE, L'homme communiquant, Armand Colin, 1986
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