Les formes de travail, comme les métiers et emplois, ont terriblement changé dans ces dernières décennies. En 95, Jean Boissonnat rendait un rapport sur "le travail dans vingt
ans" et ce temps-là est aujourd'hui. Il y indiquait, entre autre, la disparition
progressive d'emplois et de métiers (et même de la production industrielle) au bénéfice
d'emplois et métiers de services. La proportion en vingt ans s'est bien inversée. En 1998, au
moment du débat sur la loi de réduction du temps de travail à trente-cinq heures que proposait la ministre des affaires sociale de l'époque, Martine Aubry, je rencontrais
Bernard Monteil, le patron de l'IGS, école de ressources humaines. Il me
faisait remarquer que le temps de travail n'était plus la référence pour une
production devenant essentiellement de services. "Si vous faite fonctionner
une heure de plus une installation qui produit dix mille clous à l'heure, vous
aurez dix milles clous de plus. Mais si vous demandez à deux collaborateurs la
rédaction d'une note ou d'un courrier sur un point défini, l'un vous rendra un rapport nickel en
quelques heures quand l'autre mettra plusieurs jours et peut être avec
nombre d'éléments à revoir. Ce n'est donc pas le temps qui fait la référence au
travail mais la qualité du rendu".
Nous avons depuis majoritairement compris que Bernard Monteil
avait tout à fait raison. Nous avons compris aussi que ce qui fait cette
qualité de travail de service n'est pas de la seule compétence des
collaborateurs (approche mécaniste) mais de leur engagement (approche
organique). Nous avons compris aussi que cet engagement dépendait de la qualité
managériale et de la philosophie de son auteur ou porteur. Comme je l'ai déjà cité, Yvon
Gattaz, alors patron du CNPF, disait en 2003 devant un parterre de patrons
: "Si vous mettez du contrôle, vous obtenez des tricheurs. Si vous mettez
de la confiance, vous obtenez de l'efficience". Ainsi, nous savons que si
nous développons l'autonomie des acteurs, comme le met en oeuvre le management
situationnel d'Hersey et Blanchard, nous développons motivation et compétences, ce qui constitue le moteur de l'engagement.
Cette école managériale nous indique aussi que l'application
d'un style de management inadapté à la situation peut être totalement contre-productif.
Par exemple, si l'on est par trop directif auprès d'un collaborateur qui
connait bien sa partie, nous aurons tendance d'une part à nous discréditer et
d'autre part à le décourager par la contre-reconnaissance ainsi produite. Par
ailleurs, si nous déléguons la conduite d'une mission à un collaborateur peu
aguerri, nous le mettons sous stress et peut-être en situation d'échec, ce qui sera
tout aussi contre-productif.
Ainsi, dans le travail, le temps ne fait rien à l'affaire. Il n'est la mesure de rien en ce qui concerne le résultat, ni rien en terme de cause. C'est comme si, dans la performance automobile, on considérait la couleur des yeux du pilote. Il n'y a véritablement pas de lien absolu entre le temps et le résultat. Non seulement ce constat là remet en question la pertinence d'un salaire horaire, mais cela bouscule aussi toute la dynamique de l'organisation, et l'ensemble des rapports sociaux en entreprise. Cela concerne donc la totalité des rapports sociaux ordinaires, et l'ensemble du lien social. Assisterions nous alors au retour de "l'œuvre" comme valeur du lien social, en référence au moyen age ou dans les années précédant l'éclosion du consumérisme, ... ce qui nous reporte à l'aube des années cinquante ? Très certainement.
L'œuvre deviendrait-elle le point focal de nos échanges sociaux ? Oui, très certainement aussi. Le développement des systèmes de troc, celui des laboratoires associatifs d'innovation, celui des coproductions associées, celui ce l'évolution de métiers intégrateurs de services, celui des banques d'échanges des savoirs, etc... Je pense à tous ces mots nouveaux visant la même chose, comme coworking, holacratie, sociocratie, entreprises libérées, autonomie fertile ou économie solidaire. Même dans le marché du conseil, l'œuvre réalisée fait la réputation qui autorise le niveau d'honoraires. Mais, dans la pratique, les choses ne sont pas encore si simples. Comment rémunérer autrement qu'au temps passé un apport immatériel ? Nous voyons bien que nous restons dans un entre deux peu pertinent et que le modèle s'épuise. Nous voyons bien que la réputation force les prix et qu'elle ne dépend pas, loin s'en faut, de la seule oeuvre réalisée, de sa qualité et de son utilité. Mais la référence à la réputation est un reliquat de post-modernité, un élément émotionnel, irrationnel, éphémère et local. Je pense ainsi à l'impact des réseaux sociaux.
De fait, la seule chose qui puisse faire une référence pragmatique à la réalisation est bien l'œuvre produite. Elle est bien le juge de paix de la compétence. Elle raconte l'expérience. Elle témoigne du talent et de l'adaptabilité de son auteur, de son caractère, de sa façon d'être aussi.
Quand on évoque une rémunération à l'œuvre produite, il me revient l’évocation de la rémunération à la tâche. Ce mode ci apparaît particulièrement irritant et mal vu dans toute une frange de la population, laquelle est habituée au salaire horaire comme devant être le plus juste, le plus égalitaire et le plus neutre en termes de rémunérations. Nous voyons qu'il n'en est rien mais que l'on s'en arrange encore faute de mieux.
Ce qui pourrait encore poser problème, en la matière, sont les critères d'évaluation de l'œuvre d'une part et par ailleurs le fait qu'il faille attendre sa réalisation pour savoir combien rémunérer cette réalisation, soit l'œuvre elle-même, dans le transfert de propriété (la vente). Certains évoquent la loi du marché. D'autres recherchent une échelle d'évaluation plus universelle et moins aléatoire. Certaines représentations populaires posent que chaque objet a une valeur intrinsèque, un peu à l’instar de l'or. Le débat n'est pas clos et il nous faudra bien le tenir un jour et le conclure car le changement de paradigme est en cours. Et c'est bien dans le champ de ce nouveau paradigme qu'il nous faut déjà penser les choses... Demain sera un autre jour.
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 20 septembre 2016
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